Peut-on faire confiance à Yuka ?

Dans les rayons des supermarchés, prenez garde à regarder droit devant ! Vous ne risquez pas tellement de marcher sur une boite de conserve ou de glisser sur une feuille de salade. Non, le risque se situe à votre hauteur : buter dans quelqu’un. Et attention au carambolage ! Moi la première, quelle ne fut pas ma surprise d’être télescopée alors que j’attrapais une boite de céréales. Ce n’était pas l’énorme lessiveuse du magasin qui m’avait heurtée. Simplement un client hypnotisé par l’écran de son téléphone. Il « faisait ses courses ». Car maintenant, les clients ne regardent ni devant eux ni autour d’eux. Ils naviguent dans les rayons les yeux rivés sur leur téléphone, I phone, tablette, smartphone ou tout autre appareil de ce genre.  Rien ne semble pouvoir les détourner de cet écran sur lequel s’affichent du vert ou du rouge, un « plus » un « moins », une avalanche de chiffres. Une nouvelle application qui serait la seule façon de consommer sans être empoisonné. Elle dicte les choixdu mangeur d’aujourd’hui, ce qu’il mettra ou non dans son caddie, ce qu’il y aura ou non dans son assiette.

Le raisonnement est simple. Les aliments se divisent en deux classes : les poisons et les non poisons, les gentils et les méchants, les bons et les mauvais. Pas de demi–mesure. Cette application paraitconsciente, sensée, raisonnable, scientifiquement prouvée et validée. Elle se présente comme un bouclier contre le cancer, une armure anti diabète, un rempart contre la maladie d’Alzheimer. La vérité se cache dans le code-barres. L’application révèle tout ce qui se cache derrière l’étiquette, tout ce que les « méchants industriels » de l’agroalimentaire voudraient cacher. Non, le mangeur d’aujourd’hui ne se laissera pas empoisonner.

Yuka, une nouvelle assurance anti maladie ?

Faisons connaissance avec Yuka, BuyOrNot, Kwalito, Open Food Facts Y’A Quoi Dedanso. Voici lesnouveaux « décodeurs analyseurs miracles », capables de déjouer les pièges des industriels de l’agro-alimentaire. Parce qu’ici aussi, il y a les BONS et les MAUVAIS, les GENTILS et les MECHANTS. Le mangeur d’aujourd’hui a trouvé une nouvelle assurance tous risques, anti maladie, anti allergie, anti Alzheimer, anti cancer, anti diabète…Que demander de plus?


Les applications comme Yuka, qui prétendent orienter les choix des clients en grande surface, au marché ou chez l’épicier, se sont multipliées. Scannez le code-barres, vous saurez tout. Que reste-t-il de l‘aliment une fois passé par ce détecteur ? Ce n’est plus un « aliment » ni même un « produit alimentaire ». Sur l’écran s’affichent des nombres de kilocalories, édulcorants, calcium, graisses poly insaturée, acide ascorbique, fibres solubles, colorants, oméga 6, parabènes…… Une salade composée de termes souvent obscurs. Des tableaux de données avec des « + » et des  « – »  , des couleurs, des lampes qui scintillent ou autre prouesse de la technologie. La langue française se réduit à deux adjectifs : « bien »  ou « mal ». Tous les produits sont analysés, découpés, décomposés, disséqués, écartelés. Il n’en reste plus rien à part une liste de noms et de nombres souvent incompréhensiblespour celui qui l’a demandé. Mais la conclusion a le mérite d’être rassurante : OUI (à mettre dans le caddie) ou NON (à fuir au plus vite). VERT ou ROUGE. « + » ou « -» . Le consommateur suit le conseil, persuadé qu’il est maître de ses choix alimentaires, qu’il se responsabilise, qu’il n’est pas la proie des industriels de l’agroalimentaire qui ne cherchent qu’à l’empoisonner.

Supposons qu’il échappe à l’emprise de ces industriels. Mais c’est pour tomber sous l’emprised’autres, les créateurs de ces applications prétendues scientifiques et indépendantes. Ceux qui détiendraient LA vérité. Un taboulé n’est plus un mélange de semoule, raisins, concombre et vinaigrette. Ça c’était avant. Maintenant, grâce à une application, ce taboulé devient un mélange de choses assez effrayantes, il faut bien le reconnaitre. Ce taboulé se métamorphose en un tableau à 60 lignes avec des chiffres, des pourcentages, des « likes », des « dislikes ». Celui qui a scanné le code-barres sait-il seulement d’où vient cet algorithme décisionnel ? Ne voyons pas le mal partout. Mais avouez que si tout ce qui contient X est mauvais/dangereux/à fuir/cancérigène/toxique…et tout ce qui contiendrait Z serait antioxydant/protecteur/bonne mémoire….manger devient assez effrayant.

Des erreurs et approximations scientifiques

Pour Yuka, « poulet = protéines », qu‘il soit biologique ou élevé en batterie. Or, la qualité nutritionnelle d’une volaille dépend largement de son mode d’élevage. L’application ne fait pas la différence entre un veau élevé sous la mère et un veau issu d’un élevage intensif. Tout sucre serait mauvais, sans distinction entre « sucre naturellement présent » et « sucre ajouté ». Et quid de la quantité ? La note est la même. Or pour la santé, mettre une cuillère de confiture dans son yaourt et manger tout le pot n’est pas la même chose.

Si par simple curiosité, vous scannez un code-barres avec deux applications différentes, stupeur ! Le « plus » devient « moins », le rouge vif se décolore en vert pâle, la mention » attention » devient « pourquoi pas ». ll est rare que les recommandations concordent. Chacune ses paramètres d’analyse, ses promoteurs, ses objectifs. Anti diabète, anti gluten, anti parabène, anti truc, anti machin…Anti tout.

Prenons un peu de distance et essayons de comprendre d’où viennent ces informations et comment elles ont été obtenues. Si l’application Yuka et ses collègues ont un tel succès, c’est grâce à leur extrême simplicité. Rares sont ceux qui se penchent sur le tableau de données, la conclusion suffit. On prend ou on laisse. Faire ses courses devient un jeu. De nombreux adeptes ne se rendent même plus compte que c’est leur smartphone qui dicte leurs achats. Sauf que les modalités de classement de ces applications sont plus qu’arbitraires, et bien loin d’une analyse médicale. Chaque produit est noté sur 100 points : 60 points pour sa qualité nutritionnelle, 30 points pour les additifs et 10 points en fonction de son origine biologique ou pas. Pourquoi 60/30/10 ? Aucune trace de raisonnement scientifique derrière ces nombres.

Très (trop) simpliste…

Vouloir guider le consommateur dans ses choix, pourquoi pas ? Mais ce raisonnement simpliste est discutable. On connait peu les effets des substances chimiques sur la santé. On sait encore moins ce qui se passe quand elles sont mélangées, comme dans les produits alimentaires.  Ce n’est jamais la molécule X qui est dangereuse ou protectrice, mais X avec Z ou W, dans tel contexte, à tel dosage, à telle température, après telle préparation, chez telle personne…Si on pouvait réduire un aliment à une note, un chiffre, ce serait simple. Messieurs les nutritionnistes, les chercheurs, les médecins…passezvotre chemin ! Envisagez la reconversion professionnelle ! Maintenant, Yuka suffit ! Sauf que laconnaissance de l’humain, de son métabolisme, les effets des associations de substances, la variabilité de l’effet d’un composant en fonction de sa présentation…tout cela est passé à la trappe. On peut étudier l’effet d’une substance en laboratoire. Mais dans un organisme vivant, c’est bien plus complexe.

Un aliment n’est pas un tableau de chiffres.

Entre le supermarché et notre assiette, la cuisson, le transport, la manipulation…ont modifié sa composition physico chimique. Par exemple, l’index glycémique varie en fonction de la cuisson et de la recette. Certaines vitamines ne résistent pas à la cuisson. Et quid de la quantité ? Un produitcontient un additif supposé toxique ? Il est classé dans les mauvais. Sauf que cet additif était présent à hauteur de 0,5%. Pour que cet aliment soit dangereux, il faudrait en consommer des tonnes ! Ces applications ne prennent pas en compte les effets de dose, de transformation, les synergies entre les composants d’un même aliment. Mais le consommateur semble se satisfaire de ce raisonnement simpliste. Il a l’illusion qu’il provient d’études scientifique sérieuses, validées. On scanne, on voit, on prend ou on laisse. C’est simple, automatique. Le mangeur ne choisit plus ce qu’il aime, ce qu’il aime moins, ce qui lui semble bon pour sa santé. Il obéit à un smartphone. Assez étrange pour quelqu’unqui croit choisir ce qu’il met dans son assiette…

Evitons de devenir des marionnettes

Ces « détecteurs de poisons » » n’ont pas de réel fondement scientifique. Ils maintiennent le consommateur dans un perpétuel état d’alerte et de dépendance. Tout serait potentiellement dangereux, cancérigène, mauvais pour le cerveau, pour la mémoire, facteur d’hypercholestérolémie,de diabète…

Heureusement, le lien entre un aliment et une pathologie n’est ni aussi simple ni aussi rapide que cela. Mais ces applications ont gagné le pari d’enfermer le consommateur dans un système de pensée binaire, dont il ne maitrise absolument pas les modalités de raisonnement. Il n’a plus besoin de réfléchir, l’application le fait pour lui. Les envies, les goûts, la capacité d’analyse de l’être humain, tout a disparu. Quant à l’instinct et la confiance en soi, n’en parlons même plus. Ces mots sont menacés de disparition. Yuka ne donne qu’une information brute. Elle ne ne guide pas le consommateur. La dimension hédonique et sociale de l’alimentation, évidemment, ne fait pas partir des paramètres de notation. Résultat : le consommateur, déjà souvent perdu dans les multiples recommandations nutritionnelles qu’il entend de toute part, croit se rassurer avec un système de notation simple. Mais c’est une prison de plus, qui l’empêche de faire ses propres choix et de penser par lui-même. Elle suscite peurs et craintes chez le mangeur d’aujourd’hui. Elle l’éloigne de lui-même, de ses envies, de ses besoins physiques et physiques. A défaut d’informer, elle juge.

Alors peut-on faire confiance à Yuka pour faire ces courses?

L’application propose de décoder des informations nutritionnelles souvent complexes. Elle tente de simplifier la nutrition. Mais où est passée l’éducation nutritionnelle ? On peut s’aider de Yuka, maiselle ne doit dicter nos choix. Manger sainement, c‘est d’abord faire preuve de bon sens. Ecouter son instinct, ses envies, faire confiance aux professionnels de santé. Une liste d’ingrédients à rallonge doit suffire à nous alerter sur la composition d‘un produit ! Le meilleur moyen d’éviter les additifs est d’acheter des produits bruts et de les cuisiner.

Le consommateur demande à être informé et conseillé, pas à être téléguidé comme une marionnette.Manger doit rester un plaisir. Il ne s’agit pas de s’interdire tel ou tel aliment, mais d’avoir un comportement alimentaire réfléchi, équilibré entre des règles nutritionnelles simples, un plaisir gustatif et les émotions du moment.

Dr Pradère – Médecin thésé en Santé Publique